Il y a des artistes pour lesquels on se dit “J’aimerais m’assoir autour d’une table pour parler musique”. André Manoukian est de ceux-là. Apatride, son nouvel album nous a offert cette chance.
Sa jovialité naturelle a donné naissance à une discussion conviviale, dense et riche, dans son appartement parisien.
Beethoven, Dave Brubeck, histoire de la musique et familiale : rencontre avec un homme aussi chaleureux que son album.
INTERVIEW – SELFIE
En écoutant l’album, sans prêter attention aux titres, j’ai senti une filiation avec Dave Brubeck. Pourquoi a-t-il autant influé sur cet album ?
André Manoukian : En fait, Dave Brubeck a écrit Blue Rondo à la Turk, et les rythmes à la turque. Ce sont des rythmes composés à 5 temps, 7 temps, 9 temps ou 11 temps. Je crois que c’est le premier à avoir fait ça. De la même manière qu’en découvrant la musique de mes ancêtres, j’ai découvert des nouveaux modes, des nouveaux rythmes.
Et il se trouve que ces nouveaux rythmes sont plutôt turcs. C’est ce qui m’a plus dans la musique de mes grands-parents. Si on m’avait dit, quand j’étais petit : « tu joueras la musique de ta grand-mère ! », j’aurais éclaté de rire.
Et j’ai découvert des petites cellules mélodiques un peu entre Satie et Ravel pour un projet documentaire sur la diaspora arménienne. Quelque chose que se marie super bien au jazz en fait. Au même moment, j’étais juste en train de me poser la question de me remettre au piano sans chanteuse. L’idée c’était de trouver une clef, parce qu’entre Thelonius Monk et Bill Evans le paysage est large.
Quand j’ai fait la musique de ce documentaire, je l’ai joué : piano, contrebasse et percussion balai. Du coup, mes potes jazzmans me disaient :
« – C’est incroyable ! Tu devrais en faire un disque. C’est des standards?
– Non, non ce sont des thèmes traditionnels Arméniens »
Eh bien je me suis dit : « Pour une fois que mes ancêtres m’amènent autre chose que des névroses, je vais en profiter ! » Et pour moi c’était un beau cadeau.
Je voulais explorer un peu ce sentiment très oriental qui est de se réjouir de la mélancolie. Mais ça c’est pareil avec le blues, la saudade, c’est les même mots, ou le Spleen de Baudelaire. Ça évoque l’idée que nous, les musiciens quand il nous arrive un truc pas cool, on se met derrière le piano et on en fait un truc cool. Ça nous guérit de notre tristesse bizarrement. L’expression musicale de la tristesse vous guérit de votre propre tristesse. Et sur ce troisième album, j’avais envie d’aller sur des choses festives.
Vous avez pointé tout de suite le propos du disque surtout autour du morceau Apatride. Dans Brubeck Jan, jan c’est un suffixe qu’on peut coller à tout le monde qu’on s’aime bien.
Écoutez la musique de ses ancêtres, ça fait remonter des émotions ? La musique a-t-elle une mémoire ?
André Manoukian : Bonne question ! Non seulement la musique a une mémoire mais alors pour le coup la première fois qu’on m’a demandé de jouer quelque chose d’arménien j’ai dit « Mais c’est quoi cette question ? Qu’est-ce que je vais faire ? »
Je me suis assis derrière le piano et je me suis souvenu d’une vague mélodie d’une berceuse de ma grand-mère. Alors ça m’a remis dans cette histoire-là. Il y a un morceau que j’ai appelé Danse du sable, qui fait un peu penser à Khatchatourian [et sa danse du sabre].
Mais surtout la Danse du sable, c’était pour moi ma grand-mère qui marchait dans le désert Deir-Zor et qui disait quand il y avait du vent « le sable, il va nous emporter. Il ne va rien rester de nous.» Et finalement, elle est restée, elle a survécu.
Donc c’est pour ça qu’il y a aussi des morceaux qui sont comme le parcours qu’à fait ma grand-mère : 1 000 kilomètres du nord de la Turquie, au débord de la Mer Noire, jusqu’au désert de Syrie. Pendant que mon grand-père était prisonnier chez les Russes parce qu’il avait été enrôlé de force dans l’armée Ottomane. Il s’est échappé, il est revenu, mais il ne retrouve pas sa famille. Et pour finir, il se retrouve par miracle chez un cousin en Bulgarie qui faisait des roses (la Rose de Damas). Et c’est la même rose que celle de Ronsard qui poussait à Cachan, mais ce n’est pas le Cachan de chez nous. C’est une ville de Perse où la rose est née et Ronsard vivait à Cachan.
Bref, il y avait des boucles comme ça dans l’histoire, dans la musique qui m’ont alimenté pour aller vers tous les titres de cet album.
Comment vous composez ? Vous êtes forcement derrière votre piano, ou il vous arrive de poser des notes sur le papier ou sur un smart phone ?
Beaucoup de smartphone ! Enclencher le record et jouer des choses le matin. Et même sur un tire-fesse, j’ai eu une super mélodie mais mon smartphone ne marchait pas. J’ai sorti un bout de papier et j’ai écrit comme j’ai pu. J’ai vite fait une portée et quelques lignes. Quand les mélodies viennent, il ne faut pas les louper.
Les thèmes aussi, je les ai beaucoup travaillés. C’est un répertoire qui peut se jouer tout seul au piano. Comme si c’étaient des pièces classiques.
En composant cet album j’étais dans Beethoven. J’avais retrouvé une sonate n°8 que je bossais quand j’étais petit et tout d’un coup je vois des accords géniaux. Et quand on commence à les analyser à l’aune du jazz, les compositeurs classiques font tous des accords incroyables.
Ce que j’aime chez Beethoven c’est sa manière de contracter, d’être très sombre et puis tout d’un coup d’ouvrir. C’est ce va-et-vient permanent, cette espèce de passion.
J’ai lu une interview où vous dites « J’ai mis ma libido dans le piano ». On veut en savoir plus !
Ça veut dire qu’avant c’était le timbre de voix d’une chanteuse qui m’inspirait. Il y a des timbres qui me racontaient des histoires. Un jour je faisais mon premier album avec mes musiciens. On était dans un studio à Grenoble, il y a une fille métisse mimi qui passe. On était tous en train de s’engueuler pour savoir qui allait faire le prochain solo. On la rattrape, on lui pose le casque et elle se met à chanter. Et là elle chantait comme Sarah Vaughan !
C’est là que je suis passé du côté féminin de la Force. Et j’ai vu ce que c’était qu’une muse.
Puis un jour je suis allé voir le docteur qui m’a dit :
« – Vous ne pouvez pas continuer comme ça. Vous tombez amoureux, vous écrivez. Vous êtes largué, vous écrivez.
– Que dois-je je faire, docteur ?
– Mettez votre libido dans le piano ! »
Et ça fait mal !
Maintenant, la chanteuse c’est mon piano. Et ce n’est pas le plus facile des instruments pour sortir une expression. Pour moi, il y a plein de pianistes qui font chanter leur piano, comme Brad Mehldau.
Et le piano est une belle muse ?
Oui ! Le piano mais plus que ça : l’Orient ! En plus d’une muse, j’avais trouvé, tout d’un coup, une source d’inspiration incroyable. Aujourd’hui une musique pour qu’elle se régénère, elle doit incorporer des éléments nouveaux.
Le jazz c’est devenu la musique classique des noirs américains. Et tout ce qu’il se passe d’intéressant et de nouveau aujourd’hui, ça vient d’Orient quand on le mélange. C’est Tigran Hamasyan, c’est Ibrahim Maalouf, c’est Dhafer Youssef. Il y a tout un courant.
J’ai découvert un pianiste de flamenco Dorantes. J’étais sur le cul : c’est Jean-Sébastien Bach qui rencontre les gitans. J’ai le sentiment que je suis toujours en train de tirer sur un fil et dérouler et de découvrir des trucs de dingue.
Quelle est la création la plus personnelle dans cet album ?
Apatride. Je l’ai appelé comme ça parce que j’ai retrouvé les papiers de mon grand-père il n’y a pas longtemps. Et dessus il y avait un gros tampon apatride. On était en plein débat sur la déchéance de nationalité et je me suis dit : « Mais putain les gars, il y a un moment où on était tous des apatrides ! » Et je le revendique. Pour moi, apatride ça serait presque la solution. Et les musiciens par essence, ce sont des gitans, ce sont des nomades. Leur patrie c’est la musique.
Et pour cet album, je suis allé enregistrer avec des musiciens Turques, Iraniens, Palestiniens, Syriens. Pas pour faire « United Colors of B… » mais juste pour aller choper une âme musicale. J’ai rencontré un violoncelliste turc qui avait une telle manière de jouer. Il avait un super vibrato. Tu avais l’impression qu’il y avait des voix qui sortaient de l’instrument.
A la fin il me dit : « c’est quoi cette musique ? » On était à Istanbul et l’ingé son lui dit « c’est un Arménien qui l’a faite ». Il m’a pris dans les bras et m’a dit « Kardeş » : ça veut dire mon frère en turc.
J’avais aussi envie de replacer la musique Arménienne dans son contexte. Parce que depuis le génocide, les Arméniens ont eu tendance à dire « On n’a plus rien à voir avec l’Orient, on est des occidentaux ». Ils ont même enlevé les quarts de tons de leur instrument.
Donc j’ai eu envie de retrouver la musique d’avant que j’ai imaginée, d’avant le génocide, d’avant la catastrophe. L’époque où ils vivaient heureux, tous les uns avec les autres.
Un bel endroit où l’on peut écouter cet album ?
Dans une bagnole, sous la pluie avec un paysage qui défile. Mais ce n’est pas forcément une musique des grands espaces c’est plus une musique de cocooning. Peut-être sous la couette.
Le souvenir d’un beau concert cette année ?
Oui, c’est trois cinglés : deux saxos et un batteur : Moon Hooch. C’est génial. ! C’est une nouvelle génération de gars qui maîtrise tout.
D’abord le jazz, et comme ce sont des mômes, ils sont venus avec l’électro. Ils arrivent à faire des plans électro juste avec leurs instruments acoustiques en faisant des espèces d’accidents qui font penser à des loops. Ou en jouant des riffs de techno, des séquences hyper répétitives en allant vers la transe. C’était chouette !
André Manoukian
nouvel album APATRIDE
(Enzo Production)
CONCERTS
28 novembre 2017 à Nîmes : Elodie Frégé et Andre Manoukian en duo
16 décembre 2017 à Marseille : Malia / Andre Manoukian
10 janvier 2018 à Dijon : China Moses / André Manoukian
13 janvier 2018 à Saint Michel sur Orge : Malia / André Manoukian
19 janvier 2018 à Vierzon : Elodie Frégé et Andre Manoukian en duo
29 janvier 2018 au Trianon – Paris
Plus de dates sur le site Enzo Production